Article paru dans « LE MONDE » 

Par Elodie Papin 

Enquête. 

Cette pathologie touche en France environ 30 000 personnes, dont l’espérance de vie augmente. Le dépistage néonatal permet une prise en charge précoce, la greffe et la thérapie génique ouvrent des perspectives, mais l’accès aux soins reste lacunaire.

Jeannette Loutona arrive ce matin de Joigny, dans l’Yonne. Comme tous les mois, son fils de 14 ans, Yohanéli, atteint de drépanocytose, doit recevoir à Paris une transfusion sanguine à l’hôpital Necker-Enfants malades (AP-HP). Comme tous les mois, il faut faire deux heures de route, s’organiser avec ses collègues aides-soignantes, se loger dans la famille. « Je suis une guerrière », confie-t-elle en souriant. Chloé, la jumelle de Yohanéli, est atteinte de la même maladie génétique, et Jeannette Loutona vient donc bien plus souvent à Necker.

La drépanocytose entraîne la production d’une hémoglobine anormale, qui affecte la forme des globules rouges. Ressemblant à des faucilles, d’où son autre nom, l’anémie falciforme, ils s’agglomèrent dans les vaisseaux sanguins et créent des bouchons. Avec de sérieuses conséquences : anémie, sensibilité aux infections, accidents vasculaires cérébraux (AVC), vieillissement prématuré de tous les organes…

C’est aussi une maladie de la douleur. Celle des crises vaso-occlusives, déclenchées par les agglomérats de globules rouges, est l’une des plus fortes connues. « C’est comme si, à l’intérieur de nous, on avait de tout petits bouts de glace qui râpent dans nos veines », décrit Salimatou B., 33 ans, sous sa couverture chauffante, à l’hôpital de jour pour adultes à Necker. « Cela peut durer cinq minutes ou des jours entiers », ajoute Chloé Loutona. La crise peut entraîner une complication gravissime, parfois mortelle : le syndrome thoracique aigu.

« La mutation est apparue il y a plus de sept mille ans, en Afrique et en Asie, commente Mariane de Montalembert, pédiatre hématologue, professeure à Necker et directrice du Réseau francilien de soin des enfants drépanocytaires (Rofsed). Elle affecte le gène qui code le transporteur de l’oxygène dans les globules rouges et entraîne la production d’une forme mutée, l’hémoglobine S. » Lorsqu’une seule copie du gène est mutée, la personne est moins sensible au paludisme, ce qui explique la sélection de cette mutation dans des zones tropicales où cette infection est endémique. « Pour être malade, il faut que les deux copies du gène portent la mutation. Il faut donc que les deux parents soient porteurs », poursuit-elle.

L’annonce, « un moment épouvantable »

Dans le monde, plus de 8 millions de personnes vivraient avec la drépanocytose. En France, environ 30 000. « La majorité des patients sont d’origine africaine ou antillaise », précise Mariane de Montalembert. La drépanocytose est classée parmi les « maladies rares ». Elle est pourtant la plus fréquente des maladies génétiques. Plus de la moitié des patients habitent l’Ile-de-France, « où un bébé sur 510 naît avec cette maladie. Elle n’est donc pas rare », appuie Slimane Allali, pédiatre hématologue, professeur au service de pédiatrie générale et maladies infectieuses et responsable du centre de référence pour les syndromes drépanocytaires majeurs de Necker. La fréquence est autour de un sur 340 en Martinique et en Guadeloupe, de un sur 113 en Guyane. En 2023, à l’échelle nationale, un bébé sur 1 000 est né avec la drépanocytose.

Mariane de Montalembert, à l’hôpital Necker, à Paris, le 18 novembre 2025. 

Depuis le 1er novembre 2024, la maladie est dépistée chez tous les nouveau-nés. Auparavant, le dépistage était ciblé sur certaines populations, en fonction de leur origine ethnique ou géographique. La famille est contactée autour des 2 mois de l’enfant. « L’annonce de la maladie est un moment épouvantable, selon Mariane de Montalembert, car, pour les parents, c’est la chronique d’une mort annoncée. » « La maladie est stigmatisante en Afrique, note Doris Bonnet, directrice de recherche émérite en anthropologie à l’Institut de recherche pour le développement. On n’en parle pas. Parce qu’on sait qu’il y a eu des morts dans la famille. » Sur le continent africain, la très grande majorité des patients ne passe pas l’âge de 20 ans. « En France, l’espérance de vie, jusque-là estimée autour de 55 ans, est en augmentation », fait savoir Slimane Allali.

Au service de pédiatrie de Necker, une immense statue de Po le panda, héros du film d’animation Kung Fu Panda, accueille les enfants au sortir de l’ascenseur. Dans une chambre située tout au bout des couloirs roses, Chloé tapote sur son téléphone, à côté du lit de son frère. Dépistés à la naissance, comme 80 % des enfants du service, Chloé et Yohanéli ont été pris en charge pour prévenir les complications de la maladie. Sous traitement antibiotiques en continu, ils suivent un programme vaccinal renforcé. « L’infection à pneumocoque reste la première cause de décès chez l’enfant, même en France », relève Mariane de Montalembert. 

A l’âge de 2 ans, la plupart des nourrissons sont mis sous hydroxyurée, un vieux médicament qui, pris tous les jours, peut limiter les crises. Mais, dès 18 mois, pour prévenir les AVC, une échographie Doppler transcrânien de leurs artères cérébrales est réalisée chaque année. Si les résultats révèlent un risque élevé, l’enfant intègre un programme d’échanges transfusionnels mensuels.

Joseph, 11 ans, est atteint de la drépanocytose. Dans le service pédiatrie de l’hôpital Necker.

Joseph subit une saignée pour lui enlever du sang malade, à l’hôpital Necker, à Paris, 18 novembre 2025. 

Dans la chambre de Yohanéli, deux infirmières puéricultrices se penchent sur le bras de Joseph Bright, 11 ans, pour réaliser une saignée. Un peu plus tard, il recevra sa transfusion. L’objectif est de baisser le niveau d’hémoglobine anormale au-dessous de 30 %, pour limiter les complications. « Ce sont des gestes très techniques, qui nécessitent une spécialisation des infirmières, car ces enfants sont en permanence piqués. Leur capital veineux est fragile », constate Joséphine Brice, pédiatre hématologue. Né au Togo, Joseph a eu deux AVC avant d’arriver en France, qui lui ont laissé de lourdes séquelles neurologiques. « Le médecin du Togo a fait de son mieux, mais c’est difficile de trouver du sang ou des médicaments là-bas », raconte sa mère, Akouvi Ametepe, aide-soignante en Ehpad, venue ce matin avec lui de Provins (Seine-et-Marne).

De l’autre côté de l’hôpital, le bâtiment Hamburger accueille le service des adultes, doté de machines d’aphérèse, en nombre insuffisant pour équiper la pédiatrie. Ces appareils traversés de tubulures centrifugent le sang du patient pour en retirer les globules rouges anormaux et réinjectent le plasma avec le sang d’un donneur. Les échanges de sang sont plus efficaces et moins longs. Chez un adulte, entre cinq et neuf culots (environ 300 millilitres chacun) sont apportés à chaque transfusion. « En Ile-de-France, les patients drépanocytaires utilisent presque 10 % des concentrés de globules rouges », déclare Françoise Driss, ancienne drépanocytologue à l’hôpital Bicêtre (Val-de-Marne, AP-HP), qui a développé cette technique.

L’une des difficultés est que les patients drépanocytaires ont souvent des groupes sanguins dits « rares ». Au-delà des plus connus, A, B et O, les globules rouges portent d’autres antigènes, qui diffèrent selon les populations. « Il faudrait inciter les personnes afro-descendantes au don du sang, souligne Slimane Allali. Car nous manquons de sang compatible pour nos malades. » Transfusés fréquemment et sensibles à l’inflammation, ils ont un risque élevé de réaction en cas d’incompatibilité.

Slimane Allali, pédiatre hématologue, à l’hôpital Necker, à Paris, le 18 novembre 2025. 

L’arsenal thérapeutique contre la drépanocytose reste limité. La physiopathologie de la crise a longtemps été méconnue. « C’est une maladie encore négligée, observe le professeur Olivier Hermine, chef du service d’hématologie et immunologie à Necker, car elle touche une population minoritaire, souvent socialement défavorisée. Et elle est associée à un handicap invisible. La recherche sur la mucoviscidose, une maladie pourtant moins fréquente, bénéficie de financements quatre fois plus importants. »

Des greffes qui se développent

Dans le bâtiment voisin, au sein de l’Institut Imagine, consacré à la recherche sur les maladies génétiques, il codirige le laboratoire Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) sur la physiopathologie et le traitement des maladies hématologiques, avec Thiago Trovati Maciel. « Pendant longtemps, la recherche s’est focalisée sur les globules rouges, relate ce dernier. Mais la drépanocytose est une maladie inflammatoire. Pendant la crise, les cellules de l’immunité sont suractivées. L’ampleur de l’inflammation est corrélée à la mortalité. »

« La douleur qu’ils ressentent est très similaire à celle de la mastocytose, détaille Olivier Hermine. Nous pensons que le mastocyte, cette cellule impliquée dans l’allergie, est la clé pour orchestrer l’inflammation dans la drépanocytose. » Dans le cadre d’un projet de recherche hospitalo-universitaire, en partenariat avec la start-up AB Science, cofondée par Olivier Hermine, les chercheurs testent une molécule, le masitinib, qui pourrait bloquer l’activation des mastocytes.

Service adulte de transfusion à l’hôpital Necker, à Paris, le 18 novembre 2025. 

Dans le même laboratoire, la chercheuse Sara El Hoss étudie la physiopathologie de la maladie chez les femmes enceintes, dont la prise en charge souffre d’un immense retard, à l’échelle mondiale : il a fallu attendre 2025 pour que soient publiées les premières recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). « La grossesse peut aggraver la maladie, et inversement, avec un risque augmenté d’accouchement prématuré », prévient-elle. « En France, une femme atteinte de drépanocytose sur mille meurt pendant sa grossesse. Un risque six fois supérieur à celui de la population générale », insiste Laure Joseph, médecin hématologue au département de biothérapie de l’hôpital Necker.

Seule une greffe de cellules souches hématopoïétiques, à l’origine de toutes les cellules sanguines, peut guérir la drépanocytose. « Dans 90 % des cas, quand la greffe prend bien », rapporte Laure Joseph. D’abord proposée aux enfants, elle se développe chez les jeunes adultes de moins de 35 ans. Mais seuls 20 % à 30 % des patients ont un donneur totalement compatible.

Depuis quelques années, des greffes sont réalisées avec un donneur qui ne partage que 50 % du système d’histocompatibilité du receveur. « Cela permet de rendre accessible la greffe au plus grand nombre, remarque-t-elle. Mais on ne le propose que pour des cas très sévères, car les risques de rejet sont plus élevés. » Antoinette Costa Onomo a été greffée en 2021, grâce à un don de sa sœur, à moitié compatible. Elle n’a plus d’hémoglobine anormale, mais garde des séquelles de la drépanocytose. La reconstruction après la greffe est longue, tant l’identité des patients s’est forgée autour de la maladie et de la douleur. « C’est comme si on nous enlevait une partie de notre personnalité », confie la créatrice du documentaire Au-delà de la douleur. Lumière sur la drépanocytose.

Traitement d’exception

Une autre piste est explorée : la thérapie génique. La professeure Marina Cavazzana, directrice du département de biothérapie de l’hôpital Necker, a été, en 2014, la première à réaliser une autogreffe chez un patient dont les propres cellules souches hématopoïétiques ont été génétiquement modifiées, avec la société BlueBird Bio (aujourd’hui Genetix Biotherapeutics). Mais celle-ci a quitté l’Europe, en l’absence de remboursement de cette thérapie.

Marina Cavazzana, directrice du département de biothérapie de l’hôpital Necker, à l’Institut Imagine, à Paris, le 18 novembre 2025. 

Un autre médicament, le Casgevy, de Vertex Pharmaceuticals, n’a pas encore réussi à passer le filtre de la Haute Autorité de santé. 

« Les résultats cliniques ne sont pas entièrement satisfaisants, juge Annarita Miccio, qui dirige l’équipe Inserm « Chromatine et régulation génique au cours du développement », à l’Institut Imagine. Sous l’effet des ciseaux moléculaires Crispr-Cas9, qui coupent le double brin d’ADN, une partie des cellules souches des patients, déjà fatiguées, meurent. Le niveau d’hémoglobine pathologique reste haut. » Son prix, aussi, est très élevé. Il faut compter 2 millions de dollars par patient aux Etats-Unis.

« Face à ces obstacles, nous avons développé, en collaboration avec le Généthon, un vecteur lentiviral qui est la propriété de nos institutions, issu de la recherche publique », évoque Marina Cavazzana. En janvier 2026, sous réserve de l’accord de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, l’Institut Imagine devrait démarrer son troisième essai clinique, sur 10 à 15 patients, avec un financement de l’AFM-Téléthon. « Ce vecteur apporte un gène sain de l’hémoglobine dans les cellules souches du malade, sans couper l’ADN. Et nous avons ajouté un micro-ARN qui inhibe l’expression de l’hémoglobine mutée », développe Annarita Miccio.

Laboratoire dirigé par Olivier Hermine et Thiago Trovati Maciel. A l’Institut Imagine, à Paris, le 18 novembre 2025. 

Au laboratoire où seront traités les greffons, les équipes sont en pleine répétition. Après la mise en contact avec le vecteur, les cellules souches du patient seront mises en culture dans une salle vitrée, dont le niveau de contamination est extrêmement contrôlé. Pour y entrer, comptez vingt minutes d’habillage avec trois changements de gants. Assise sous une hotte aspirante, la technicienne Jennifer Arena, en combinaison intégrale blanche, pipette rouge dans sa main droite gantée de vert, dépose un milieu de culture dans des tubes à bouchon bleu, où se trouvent les cellules. « Chaque salle est immobilisée pour un patient cinq à six semaines, entre la préparation, les quatre jours de culture, et au moins quinze jours de contrôle qualité », explique Elisa Magrin, pharmacienne hospitalière, responsable du laboratoire de médicaments de thérapie innovante. Si les résultats de cet essai clinique sont favorables, des patients français pourraient avoir accès à la thérapie génique en tant que traitement d’exception.

Le principal frein aux greffes est la disponibilité des lits dans les services d’hématologie, surchargés par les cancers. « Les patients drépanocytaires ne sont pas prioritaires par rapport aux leucémies, dont le traitement est plus urgent », selon Laure Joseph.

Depuis 2010, 40 à 60 greffes sont réalisées chaque année en France, une goutte d’eau pour les 30 000 personnes atteintes de drépanocytose.